Looooogooooo presse

Les Inrockuptibles, décembre 1994

Moine

pelouse.jpg (23178 bytes)

Le plus clair de son temps, Jean Bart le passe
dans l'ombre d'un abri anti-atomique de
Genève. Ermite heureux, spartiate sensible, le
musicien a choisi de se mettre en retrait pour
mieux s'exposer. Composés en sous-sol, Egoïste
dans un corps en solo
et Il le faut justifient
pareille détermination : en deux albums
lumineux et atypiques, baignés d'images et de
sons, la chanson redevient un art qui se
conjugue au singulier.

Par Richard Robert  Photo Eric Mulet

soldat

"Genève est quand même une ville un peu à part. Ici, tu as déjà un pied en France. Mais à partir du canton de Vaud, de Lausanne, c'est la catastrophe. La Suisse alémanique, pour peu que tu sois un brin esthète, a de quoi te rendre malade en moins de trois jours : le décor, la lumière, l'air, les gens, tout y est tellement plus lourd... Les italiens ont une formule...."Grosses chaussures, petites cervelles"... pour résumer la mentalité d'ici"
La voix est douce et directe, un curieux mélange de nonchalance et d'exaspération. Pas prés de rendre son passeport italien, Jean Bart. Il lui faudra dix minutes pour traverser la ville - de la gare de Cornavin où il nous accueille à l'abri anti-atomique où il travaille - et autant de temps pour que ses phrases posées tordent le cou prétendument gracieux de son pays d'adoption. Durant notre discussion, il reviendra plusieurs fois sur le sujet, enfoncera le clou de bon coeur, sans aigreur ni colère, brocardant à son tour Genève, ses charmes précautionneux, son prestige conciliant. Evoquer l'immense jet d'eau qui domine la rade suffit à lui arracher des soupirs affligés, rien ne lui parait plus lamentable que la perspective d'une promenade au bord de ac Léman.
- "Qu'est-ce que j'irais faire au bord d'un trou plein d'eau ?"
Le quartier des banques et des organismes internationaux, où les touristes étrangers, par cars entiers, viennent tournoyer et s'ennuyer, le plonge dans des gouffres de perplexité. Sans parler de l'état d'esprit local qui ne lui inspire que des plaintes.
"Genève abrite beaucoup de musiciens et de vidéastes, mais il n'en sort pas grand chose. Trop de fric... Parce qu'ils ont les moyens, les groupes sortent ici un album tous les deux ans, sans réflexion, sans création. Et puis il y a un complexe helvétique,à toujours vouloir imiter les grands, Paris, les Anglais... La force d'un petit pays, c'est de savoir utiliser les petits moyens. C'est la même chose avec l'image : quand on a la possibilité de se deplacer rapidement dans une ville la nuit, de filmer sans trop d'ennuis, sans structures énormes, il faut en profiter. Ici, au contraire, on se calque sur les méthodes des autres, des écoles de cinéma de Paris. Je ne fréquente pas beaucoup d'artistes, je ne me sens pas des leurs."

Le luxe de la solitude, du silence et du temps devant soi.

Jean Bart et Genève, c'est finalement l'histoire simple d'un vieux couple : les discordances sont légions, mais la séparation n'est jamais envisagée. Plus de trente ans que ces deux-là, bon gré mal gré, mènent vie commune. Avec beaucoup de frictions, mais pas d'infidélités : Jean Bart a toujours grandi ici. Peu de temps aprés sa naissance, quand il ne portait pas encore de nom de corsaire, Massimo a quitté l'Italie avec sa famille pour suivre un drôle de chemin : de Parme la franche à Genève l'arrangeante, le contraste est sévère. D'un côté une ville "braquée à gauche", vivante et nerveuse; de l'autre, une cité de bord de lac, digne et polie - au sens humain et minéral du terme. Bien vite, Massimo apprendra à débusquer l'obscénité muette des beautés distinguées, à sentir cette vulgarité qui affleure souvent et se camoufle à peine, même derrière le vernis délicat et la tranquilité proverbiale des rives du Léman.
"Nous habitions avec d'autres ritals dans un vrai ghetto de la banlieue de Genève. A l'époque, la xénophobie anti-italienne était trés présente, pesante, c'était une réalité quotidienne. Mon père était sans cesse confronté à ce genre de problèmes. Moi, je me sentais moins agressé par le racisme que par la connerie à l'état brut, la méchanceté gratuite. Pour cette raison, je me rappelle avoir refermé une fenêtre sur la main d'un môme, puis en avoir balancé un autre du haut du deuxième étage... Ça m'a valu de consulter des psychologues qui se régalaient avec mon cas. Mes parents m'envoyaient quelques jours dans la famille en Italie, histoire de me calmer."
L'ombre raide de Calvin plane sur la ville sans lui donner forcément l'obsession de la tolérance. Ici, la douceur de vivre n'est pas totalement innocente : elle ressemble plutot à une norme qu'à un idéal. Elle ne comble et n'engourdit que ceux qui en acceptent les subtiles perversités. Les autres resteront sur le bord du chemin. Jean Bart le siat et c'est sans doute pour ça qu'il s'obstine à rester ici. En choisissant la mise à l'écart, il s'offre le luxe de la solitude, du silence, du temps devant soi.
Débarrassée de ses agitations mondaines et des obligations collectives, sa ville devient son île, déserte autant que possible.
"Si je vivais ailleurs, je me disperserais. A Paris ou en Italie, les sujets de distraction seraient trop nombreux. A Genève, je préserve ma liberté d'action, je prends le temps de réfléchir" Une petite poignée d'amis sûrs, de belles certitudes : cela suffit à nourrir les exilés volontaires.
Inutile, alors, de demander à Jean Bart de jouer pour nous les cornacs entre Rhône et Arve. Lui propose-t-on dans le quartier de son enfance ? Il n'y tient pas, n'y met de toutes façons plus les pieds. D'arpenter les rues pour visiter un à un ses lieux de prédilection ? Il n'en compte guère. "Plus jeune, je me rendais parfois à Carouge, la ville sarde. J'allais aussi de temps en temps aux Pâquis, le quartier des putes et des travelos. Mais maintenant, je me balade de moins en moins. Je n'ai pas envie de fréquenter les éternels même bars, pour me heurter aux mêmes figures, entendre les mêmes discussions" On comprend alors qu'il est inutile de rester davantage en surface. Mieux vaut s'enfoncer quelques pieds sous terre, échapper à la chaleur accablante et au soleil cru de l'été genevois, puisque c'est dans l'ombre souterraine d'un abri anti-atomique que Jean Bart, au quotidien, vit enfin à l'air libre et en pleine lumière.

Prendre de la peine.

Sur une pancarte, à deux pas de l'escalier qui mène au studio-bunker, on peut lire cette inscription : "Ici vous pouvez faire le silence, méditer". Elle mériterait de figurer en exergue d'Il le faut - ce disque exigeant, obligeant l'auditeur à donner enfin toute la mesure de son attention. Mais Jean Bart n'est pas l'auteur du message. Ici, il s'agit avant tout d.une invitation à la prière : nous venons de pénétrer dans un temple calviniste, bâtiment de brique (rouge) cerné de pelouses (vertes) dans un quartier (sans couleurs) de l'Est genevois. Difficile de croire que ce secteur de la ville était autrefois le théâtre des exécutions publiques. On y pendait haut et court, mais pas une odeur de sang, pas un soupçon de drame ne filtrent aujourd'hui de ces rues soignées et anonymes, flanquées dímmeubles lisses. Dans le centre ville, le regard peut se cramponner à quelques façades chargées d'histoire, dans l'ombre de la cathédrale Saint-Pierre. Ici, il glisse désespérément et ne se heurte qu'à l'ennui.
Entre l´Eglise et l'armée - l'une possède le rez-de-chaussée, l'autre le sous-sol-, Jean Bart, moine-soldat qui n'aurait pour autorité que ses propres exigences, aura donc trouvé le lieu idéal où exercer sa discipline de fer. "J'ai dû me battre pour obtenir cet endroit, je n'inspirais pas tellement confiance - les protestants ne manquent pourtant pas une occasion de rappeler leur ouverture d'esprit. Quant aux militaires, ils viennent vérifier tous les six mois que mon matériel est facilement évacuable, que tout est conforme a la législation. J'ai creusé une ouverture dans le mur, ça les a rendus fous."

On ne badine pas impunément avec l'abri anti-atomique, banal témoignage d'une phobie ordinaire et officialisée. Chaque foyer suisse possède son refuge personnalisé, puisque la loi l'y oblige. Sans compter qu'à Genève, sous les remparts de la vieille ville, un gigantesque bunker est prêt à accueillir cinq mille personnes dans son giron de béton. Pour celui que la menace d'un désastre nucléaire n'obsède que modérément, ce genre d'endroit distille vite sa dose d'exotisme :quelques foulées de couloirs souterrains, une succession de lourdes portes blindées, un sas, puis une pièce nue, blanche et confinée - ici, pas plus de 25 m² - où la sensation d'étouffement sera à peine atténuée par la présence d'un purificateur d'air.Comme pour tourner à son avantage un lieu tout entier destiné à la survivance, Jean Bart a installé ici tout ce qui justifie sa propre existence : du matériel vidéo, une table de mixage, un piano droit vaguement désaccord+e, deux guitares, un synthétiseur, un ordinateur. Rien d'autre que cette petite mine d'outils précieux, patiemment accumulés, récupérés de-ci de-là, et qui lui permettent de sculpter images, sons et lumière. abri.jpg (28860 bytes)
Six jours sur sept ("Le dimanche, le temple est fermé, je suis condamné à tourner en rond chez moi") -, l´homme rejoint son abri au petit matin : il n'en ressort souvent qu'à la nuit tombée. Si une loi insolite n'obligeait pas les artistes à dissocier leur atelier de leur lieu de résidence, nul doute qu'il y passerait aussises nuits. Il en fallait moins pour lui coller une image d'ermite au visage pâle. "On m'a beaucoup présenté comme un fou enfermé dans sa cave, un type asocial qui ne se rend jamais aux concerts, ne fréquente pas les bars ni les magazins de disques. Ces jugements à l'emporte-pièce me gênent, parce qu'on ne me demande jamais d'explications. J'aime la notion de travail, l'idée de prendre de la peine. Une chanson comme Matin, sur Il le faut, macérait depuis quatre ans avant que je trouve sous quel angle l'interpréter et quelle matière utiliser. C'est une recherche permanente, vingt-quatre heures sur vingt-quatre, qui ne me lâche jamais. Récemment, le CHRock, l'un de ces organismes qui ne vivent que par les subventions, m'a demandé de le rejoindre au titre de "musicien rock, suisse et indépendant". J'ai refusé parce que je ne suis ni rock, ni suisse et que je tiens justement à conserver mon indépendance."
Si les disques de Jean Bart invitent l'auditeur à faire silence et `méditer, le personnage, lui, l'incitera aussitota remiser fissa toute sa panoplie de lieux communs. Dans son antre, pas de posters de pop-stars punaisés sur les murs, pas de cierges brûlés en l'honneur des dieux du binaire, aucun hommage rabougri à la gloire d'un quelconque héros - rien de cette encombrante quincaillerie qui par ici, conduit souvent à étaler des chapelets de clichés. Pour creuser son trou, Jean Bart n'a pas jugé bon d'entrer dans ces ordres-là. Un comportement presque inédit, quand tant de jeunes s'adonnent aux petits plaisirs de la musique comme ils s'inscrivent à la fac ou dans un club de sport, pour respecter le parcours obligé d'une tranche d'âge - entre 18 et 23 ans, 50% des jeunes jouent dans un groupe -, suivvre une logique qui tient plus des statistiques que de l'expression artistique. "Mon père chantait l'opéra, même si ce n'était pas son métier, et ma soeur jouait du piano : j'ai donc été élevé dans cette ambiance-là. J'ai appris la guitare classique avec un vieux professeur français, qui m'a un peu envoyé péter lorsque j'ai refusé d'intégrer le conservatoire. Mais je n'ai pas l'hygiène de vie, la discipline qui m'aurait permis d'intégrer ce genre d'endroit: J'étais bercé par énormément de musique classique, des virtuoses comme Django Reinhardt, des chanteurs à textes comme Brassens, des italiens comme Angelo Branduardi, qui a été un violoniste complètement cintré avant de devenir cette star médiatisée. Je ne m'intessais pas au rock, ça m'endormait: Beaucoup de jeunes en écoutait a l'école. Mais je n'avais pas d'amis et le rock faisait partie de ce monde-là - le monde des amitiès obligées, des comportements de groupe. Je n'y suis venu que plus tard, à travers l'énergie intelligente du Clash ou la musique émotionnelle de Joy Division, chez qui je sentais une démarche plus réfléchie, plus conceptuelle. Mais j'achetais très peu de disques, je n'étais pas du genre énorme chaîne stéréo et cascades de disques. En général, le rock, je trouvais ça banal et con, ça ne me touchait pas. La construction est tellement carrée, on tombe si vite dans les standards. Et puis je ne supportais pas toute l'image qu'il véhiculait. Aujourd'hui encore, je suis bien plus impressionné par la sérénité qui habite Arvo Pärt ou un guitariste classique comme John Williams. Des génies modestes qui ont tout e une vie de travail: pas besoin d'une major derrière eux, qui mettra deux ans et un million de francs pour lancer un produit. A côté, MIck Jagger et Iggy Pop, c'est vraiment du chiqué."

Sans Familles.

Pour un peu  Jean Bart s'étonnerait presque que l'on vienne s'entretenir de ses chansons avec lui. On lui affirme que ses deux disques marient avec une rare perfection intelligence et sensibilité. Il répond effrontément qu'il s'alimente surtout aux sources du cinéma, raconte les visionnages incessants qu'il s'offre dans son studio: Par moments, pour mieux souligner qu'il ne trahira jamais l'image, il laisse entendre qu'il pourrait un jour abandonner la musique. C'est que Jean Bart lutte pour ne pas étouffer dans les terres encaissées de la chanson. Trop de raideur, trop d'amidon dans le petit complet couplet-refrain pour saisir la vie comme il le souhaiterait - à la volée. Cette quète l'aura donc conduit sur d'autres pistes. Vers les Arts Décoratifs, d'abord - "Mes parents auraient préféré que je sois toubib, c'était l'image même de la réussite sociale pour un enfant d'immigrés. Et même vers des agences de publicité, où il se frotte à l'indigence et aux aléas de la vie d'entreprise. "Mes collègues accumulaient sans broncher les heures supplémentaires non payées. Je leur ai conseillé de se mettre en grève, de se syndiquer: Ls direction m'a accusé d'être un provocateur d'extrême gauche: Lorsque tu sais qu'en Suisse, certains ne savent même pas ce que signifie d'être communiste ou socialiste, qu'ils n'en ont même pas une idée fausse, ou caricaturale, rien. Quelle pauvreté..."
A moitié cahotique, toujours cohérente, l'histoire de Jean Bart repose sur cette singularité sincère jamais calculée, toujours pertinente. Lorsqu'il entre aux Beaux-Arts section image, il refuse rapidement d'endurer les harnais du travail d'équipe. "Nous passions quatre, cinq heures à causer avant de commencer à écrire, filmer ; je préférais travailler seul avec des caméscopes pourris: La direction ne comprenait pas vraiment, elle qui se mettait en quatre pour nous proposer du matériel ultra-sophistiqué. Quand je rendais des travaux, je disais toujours "Ce n'est pas terminé" Forcément je cherchais encore: Moi, au moins, je réfléchissais à ce que signifiait l'image, je me demandais pourquoi, selon le mot de Rivette, "Le cinéma fabrique du temps". Physiquement, émotionnellement, ce besoin de comprendree m'a toujours habité:" Trop d'exigences, de rigueur esthétique : Jean Bart quitte les Beaux-Arts - "On m'a dit de revenir quand je serais calmé, mais j'étais tellement calme..." - et décide de ne plus se consacrer qu'à ses propres recherches: Quitte à devoir nettoyer des bureaux le soir, à travailler sur des chantiers, à élire domicile dans une vieille Mercedes achtée à un gitan ou à dormir dans une roulotte. "A ce moment-là, la chanson ne m'intéressait pas vraiment: Assez tôt j'ai cuisiné sur mon quatre-pistes. Mais est venu le moment où j'ai découvert les films d'Antonioni, La Notte, L'Avventura...J'y ai trouvé de telles préoccupations, de telles réflexions sur l'incommunicabilité, la lâcheté, la peur, tout ce qui génère la souffrance, l'angoisse: Ce type m'a vraiment rendu malade, c'était trés violent. Dans ces conditions, la musique me passait un peu à côté."
A l'époque, Jean Bart engrange les chansons sans même penser à les exploiter. Trot d'appétit pour accorder plus d'importance à un art qui ne le rassasie qu'à moitiè, pour s'apitoyer sur le sort des compositions qu'il laisse ainsi sur le carreau. En 1991, l'un de ses fidèles amis, excédé de voir pareille collection de chansons mort-nées, en adresse un bouquet au groupe belge Polyphonic Size. La cassette parvient jusqu'à jean-Jacques Burnel, qui à l'époque s'acharne à vouloir tracer les contours d'une improbable europop. En farfouillant dans ses archives, Jean Bart nous en retrouve une copie qui, à l'écoute, déclenchera quelques rires un peu fourbes. Le trait est certes loin d'avoir la fermeté d'Egoiste dans un corps en solo, Jean Bart adoptant un timbre indolant à la Daniel Darc - où l'on apprend notamment que "Toutes les filles sont parties/Dans les rues de Paris". Mais le tempérament est là. "Jean-Jacques s'est beaucoup démené. Il m'a présenté à des responsables de maisons de disques, mais je n'avais rien à leur dire, c'était dramatique. Parfois il m'appelait en m'annonçant que nous enregistrions à Bruxelles ou à Londres, mais ça n'aboutissait jamais. Toute cette agitation a duré des mois, j'en ai eu assez, j'ai décidé de tout prendre en main. Maintenant, Jean-Jacques est convaincu que je n'arriverai jamais à rien. Il a écouté mes albums, m'a traité de cinglé. Il m'a dit "S'il te plait, refais moi du rock, comme ce que tu m'avais envoyé" (il imite un léger accent anglais)...
Redevenu seul maître à bord, Jean Bart construit pierre par pierre Egoiste dans un corps en solo, en assure la réalisation et la production. Entre vacheries sentimentales et tressaillements du coeur, entre peinture au couteau et technique pointilliste, le disque jamais brouillon, épate : rarement jaillissement aura été autant maîtrisé. La rumeur s'étend bientôt, dépasse les seules frontières de la confédération helvétique, où les médias ont joué leur rôle d'écho. Mais le succès d'estime traîne du même coup son inévitable lot de références. Une basse à l'octave au début des Gens, vague sosie du Courage des oiseaux, une voix un peu fluette : voilà Jean Bart classé dans la même pochette surprise que Dominique A., découvrant du même coup que les commentateurs n'aiment pas les orphelins. "Moi qui n'ai jamais voulu rentrer dans des familles... Un jour, un type m'a demandé quelles étaient mes influences anglaises - apparemment, il était inconcevable que je n'en ai pas. Si les gens y tiennent vraiment, je trouverai sûrement la trace d'un arrière-grand père qui a passé quelques jours à Londres, mais rien d'autre. J'assimile ce genre de rattachements à un aveu d'impuissance, une incapacité du critique à cerner la création artistique: Je ne savais pas qui était Dominique A., un ami m'a prêté La Fossette, j'étais mort de rire. Ce type a beaucoup de personnalité, sa musique a des côtés aériens qui peuvent me plaire, mais c'est tellement jeune d'esprit... J'ai au moins l'impression que la relative pauvreté de production de mon disque correspond à une vraie étude du son, à un concept, Je suis trés pointilleux, je sais toujours où je veux aller. Dans un sens, Dominique A. est beaucoup plus abordable, proche des gens, moi je suis un type de laboratoire. On confond tellement "peu de moyens" et "pauvreté". Travailler avec peu de moyens, c'est s'enlever les moyens qui existent pour s'en inventer d'autres, c'est bien plus que d'enregistrer bêtement dans sa chambre les sons tels qu'ils viennent."

Des lumières, des reflets, des brasillements, des ombres.

II est plus de 22 h quand nous émergeons du bunker - ainsi va la vie selon Bart. Au dehors, l'orage gronde, éclate enfin, Jean Bart se plante devant l'immense baie vitée du temple, fixe un long moment le halo blanc et tremblotant d'un réverbère qui répand sa chaleur blafarde dans la nuit. "Dans mes souvenirs, j'accorde plus d'importance à la lumière qu'aux événements. C'est pour ça que j'aimais retourner dans les villes italiennes, j'y ai vécu de vrais moments d'extase. Je garde très nettement en mémoire la luminosité de certains soirs, ce mélange d'obscurité et de clarté, ce ciel couvert de nuages et cette lumière horizontale qui balayait tout. Aujourd'hui, lorsque je sors un disque, je voudrais aussi transmettre ça. Dire au public : je vous offre des chansons, mais ça doit vous donner envie de regarder cette lampe qui vacille sous l'orage. C'est un tout, indissociable, circulaire."
Comme mis en appétit, le voilà qui décide de gagner la Promenade des Bastions, face au Grand Théâtre où chantait son père. Genève, parait-il, se dévoile davantage à travers ses parcs que par ses façades de pierre ou les visages de ses habitants. Dans   l'odeur doucereuse de pluie tiède, entre les allées luisantes, semble régner en efffet un calme qui refuserait enfin de tourner à l'asepsie, une sorte de bonheur timide. Nous contemplons un instant le Mur des réformateurs, où les statues sévères de Calvin, Farel, Knox et Bèze, drapées dans de lourdes robes de pierre, jettent des regards d'albâtre sur les rares flâneurs, comme dans une réplique au I/37e du mont Rushmore.

jeanb.jpg (24219 bytes) Bonne occasion d'évoquer la rigueur qui caractérise Il le faut. "Aprés Egoiste dans un corps en solo, une partie de moi s'est dit "Ah ils veulent du minimalisme, ils parlent de concept sonore, ils vont en avoir !" Avec Il le faut, j'ai pris le parti d'enlever tous les effets, j'ai sorti toutes les machines de la pièce et j'ai posé tout le reste à même le sol. Je me suis donné une méthode de travail, l'emplacement d'un micro n'a jamais été le fruit d'un hasard. Je voulais qu'un disque accède pour une fois au rang d'art majeur, sans perdre de sa légèreté. Qu'il soit écouté comme on visite une exposition, avec le même respect. Je l'ai envisagé dans les moindres détails comme un travail cinématographique, par le biais de bandes-son, que les musiciens négligent habituellement, mais aussi des textes. J'aimerais croire que la peine et le temps que j'ai mis dans ce disque, la virtuosité de certains passages de guitare, m'ont rapproché de la musique classique. Il le faut implique d'énormes contraintes. je sais par exemple que ce que j'exigerais sur scène ne rentrerait pas dans la norme des concerts de rock. Personne n'accepterait mes conditions, parce que menait un effort de réflexion sur un disque n'est pas une démarche naturelle. On vit portant une époque où les artistes doivent choisir leur production pour aboutir au projet qu'ils se sont fixè. Actuellement, il existe un moule dans lequel les musiciens se fondent sans poser de questions. Maintenant, chacun suit sa propre logique ; mais que l'on ne vienne pas ensuite brouiller les pistes en me parlant d'école minimaliste. On me traite d'intellectuel et je ne le renie pas. J'ai toujours voulu conserver l'équilibre entre le cérébral et l'émotion. Je suis fabriqué comme ça."
Parce qu'íl refuse d'être un simple disque d'accompagnement, qu'il interdit l'oreille passive, Il le faut ouvre une curieuse dimension. Il ne dévoile pas seulement des chansons secrètes, des chuchotements, des sons volés ; il capte aussi des lumières, saisit des reflets, des brasillements et des ombres. "Il est impossible de mettre de l'image sur ce disque. Il est déjà imagé à travers le son, inutile de prendre une caméra, de pratiquer la surenchère. J'aimerais atteindre au cinéma ce que j'ai atteint avec ce disque : une sorte de fluidité, de vivacité. J'espère que la vie y est comme saisie au vol et pas traquée dans ses moindres recoins. Si les auditeurs considèrent ensuite que cette démarche est prétentieuse et donneuse de leçons, il y aura malentendu. Maintenant,s'ils ne saisissent pas tout cet effort de production, de mise en scène, mais qu'ils sont émus par les chansons, ce sera un belentendu..."


Le flou rend fou.

Aujourd'hui, Jean Bart ne dort plus dans sa voiture. Il vit avec sa femme dans un vaste appartement du quartier des Eaux-Vives, qui étend ses rues paisibles jusqu'au lac. Nous n'aurons pas l'honneur de croiser la femme du corsaire ; elle dort du pluss profond sommeil, comme souvent lorsque le musicien rentre tardivement de son studio. Nul besoin d'être lecteur de presse à scandales pour être intrigués par l'étrange arythmie de cette vie de couple, dont on se demande si Jean Bart ne s'inspire pas pour la géographie sentimentale tourmentée de ses chansons. "Je ne crois pas aux couples qui durent, les sentiments sont trop diffus. Arrive toujours un moment où l'on se demande "Quel est le geste qui fait que je reste, que l'autre reste ?", jusqu'à un stade où l'incommunicabilité devient inévitable. A quoi bon parler de l'euphorie de la rencontre ? c'est peine perdue, à moins de vouloir composer une sérénade, de se prendre pour MIchel Berger... Il y a tellement de façons de parler d'une rupture : la dégradation des émotions, l'envie de tout rattraper, les non-ditd, les mensonges, la trahison... Les personnages que je mets en scène sont souvent trés lâches, animés par une peur de perdre l'autre qui s'apparente à la peur de perdre son emploi. Sécurité de l'emploi, sécurité de l'amour. C'est ce que j'exprime "Je ne t'ai rien donné, je t'ai tout caché" dans Egoîste dans un corps en solo. Cette phrase ne sera violente que si le personnage ne se contente pas de la penser. Cette chanson est trés pudique et pas du tout narcissique. Je serais bien plus obscène si je criais "Ah, je t'aime, pourquoi t'es partie ?" J'aime trouver cette dualité entre une pudeur  presque enfantine et une sorte d'impudence derrière laquelle se cache la souffrance. Mais j'espère que ce que je raconte tourne assez souvent à la comédie. J'entends parfois des chansons noires à se jeter par la fenêtre, des groupes qui à chaque mesure, annoncent la fin du monde. Mais on ne se suicide jamais pour des choses aussi évidentes ! C'est le flou qui rend fou, ce qui est indéterminé, incompréhensible jusqu'au vertige."
On peut considérer que l'avenir de Jean Bart précisément est flou jusqu'au vertige. Au moment de s'atteler à son prochain disque, il lui a plu de croire qu'un professionnel de la profession s'intéresserait à son travail "par curiosité et dans les normes de l'honnêteté". Ce type-là n'a toujours pas donné signe de vie. Jean Bart qui se sait convoité, a préféré changer de philosophie : "Dorénavant, j'agirai comme un peintre avec ses tableaux : je vendrai mes albums à la plus offrante des maisons de disques. Je me fiche de savoir quel profit elle pourra ensuite en tirer. Pour moi, le principal est de trouver les moyens de continuer et vivre décemment."
Entre-temps, il aura appris à découvrir le langage changeant des maisons de disques, le mauvais visage des concessions, la vilaine tristesse des journées d'attentes. Autant de facteurs qui auraient pu le pousser à se saborder, par impuissance, par découragement- "Pour la première fois, ce pseudonyme pioché dans le dictionnaire aurait enfin pris tout son sens."
Comme si cette détermination, trop forte, trop juste, contenait les termes de son autodestruction. On aura beau contempler la pureté épanouie de cette vie d'artiste, on se dit qu'elle n'aura jamais autant semblé en péril.

 

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